Une autre critique, toujours sur club poker
Quatrième de couverture :
"Paris, un cercle réputé. Ludo, un bon joueur de poker, reçoit une sévère leçon de la part de trois inconnus. Trois experts dans leur domaine : Evariste un mathématicien empathique, féru de technique, Jean Pierre Morgan, financier extraverti, aguerri aux problématiques de risque et de profit, et un troisième homme qui bat régulièrement les deux autres.
Ils lancent un défi à Ludo : ils s'engagent à lui révèler chacun dans leur domaine, l'intégralité de leur savoir.
En échange Ludo doit les battre, tous les trois. Il rélèvera ce défi avec succès. Maintenant, Ludo, c'est vous."
Voici donc un livre qui a déclenché un gros buzz sur Internet avant même sa sortie, grâce aux trente premières pages mises en ligne au format PDF sur le Club poker, et toujours disponibles aujourd'hui sur le site de Caen Poker.
Le mieux pour vous faire une idée du style d'Alexis Beuve est encore de lire cet extrait :
http://www.caen-poke...ight_PRAXEO.pdf
Il est édité chez Praxeo, maison d'édition indépendante fondée par l'auteur, qui publie également sur le Go, le Mah-Jong et le Backgammon. C'est un impressionnant pavé de 750 pages (1,5 kilo !), dont le prix non plus ne laisse pas indifférent. 59 euros. Un investissement, donc.
Disons le tout de suite, « Le poker, au-delà du hasard » se veut la nouvelle référence de la littérature pokéristique francophone. Pour vous en convaincre, l'éditeur (et auteur !) a illustré le dos du livre de recommandations chaleureuses émanant de quelques uns des plus grands joueurs français. Bruno Fitoussi le trouve « exceptionnel » et même « révolutionnaire », Michel Abécassis en fait une « référence absolue », Isabelle Mercier enfonce le clou en le qualifiant de « livre le plus complet de la littérature française sur le Poker », Fabrice Soulier parle de « 10 ans d'expérience gagnés » et Almira Schripchenko conclue en le comparant à « mon système », la bible de tous les joueurs d'échecs. Rien que ça.
Sur les forums, certains encensent le bouquin. D'autres sont plus réservés. Je vais essayer ici de résumer les arguments des uns et des autres. Sans pouvoir vous garantir, bien sûr, une totale objectivité.
La forme
L'éditeur a mis les petits plats dans les grands pour nous offrir un produit de très haute tenue : papier glacé, quadrichromie, graphiques et tableaux à profusion.
Le parti-pris narratif est original : l'auteur fait du héros, Ludo, un double du lecteur qui dialogue tout au long du livre avec ses trois mentors, le mathématicien, l'analyste financier et le coach/psychologue. Du coup, la lecture est plus dynamique, et même les démonstrations mathématiques y perdent en austèrité.
Autre avantage, les trois spécialistes se répondent les uns aux autres, ce qui nous permet d'aborder un même problème sous ses trois aspects tour à tour : les probabilités, les arbitrages financiers et l'angle psychologique.
Enfin, si le style de l'auteur n'a pas l'heur de plaîre à tout le monde, il ne laisse en revanche personne indifférent. Pour que les choses soient bien claires, personnellement, j'adore.
De l'importance du jeu préflop
« Le poker, au-delà du hasard » est divisé en 7 sections, les 5 premières se concentrant sur le jeu préflop. C'est un parti-pris de l'auteur, dont le grand postulat est que 80% des erreurs se commettent préflop. Il prétend aussi que la stratégie au Poker s'exprime préflop. A partir du flop, ce ne serait plus qu'un jeu de tacticiens.
Stricto sensu, cette vision est tout à fait défendable : le stade préflop est le moment stratégique où on choisit le dimensionnement de son armée (ses deux cartes privatives). Aux tours suivants, on la fait manoeuvrer par des mouvements tactiques (ses mises).
A contrario, on pourrait objecter que le but du poker étant de gagner de l'argent, la distinction stratégie-tactique n'est pas plus pertinente que cela. Car on ne sait pas laquelle de la stratégie et de la tactique pourra nous faire gagner le plus d'argent.
Mais enfin, mettre l'accent avant tout sur le jeu préflop n'est jamais une erreur, puisqu'aux petites limites, un jeu TAG, serré-agressif (minimisant le nombre de flops vus et de décisions marginales post-flop) est souvent gagnant. Et qu'aux limites plus élevées, un bon jeu LAG, large-agressif (rentrant dans beaucoup de coups) ne peut se permettre de méconnaître le jeu TAG, qu'il est sensé contrer.
Avant de démarrer sa grande étude sur le choix des mains de départ, l'auteur rappelle les vertus de l'agressivité. Et donne la parole à Jean-Pierre, le financier, qui se sert de son talent à monter des produits financiers pour arbitrer entre aversion au risque et perspectives de gains. Car le profit maximum s'obtient par le risque maximum. A cet égard, protéger sa main préflop constitue donc une première couverture de risque. Elle chasse des adversaires et rajoute de l'équité à notre main, c'est-à-dire qu'elle augmente la probabilité de finir vainqueur à l'abattage.
Pour détailler un peu ce concept, Beuve étudie alors le duel AK vs 99, en fonction du nombre de joueurs. AK n'étant après tout qu'un tirage, il se sent très à l'aise dans les « family pots » mais perd en head's up contre 99. Ce qui permet à l'auteur d'élargir ensuite en classant les mains de départ en 4 familles principales : les mains toujours fortes (celles dont la probabilité nominale de finir vainqueur à l'abattage est toujours supérieure à la probabilté moyenne, quelle que soit le nombre d'adversaires), les mains affaiblies avec le nombre de joueurs, les mains renforcées avec le nombre de joueurs et les mains toujours faibles.
Vient ensuite un exposé sur les propriétés étonnantes de J5 assortis et T8 dépareillés, qui sont en quelque sorte les deux mains-étalon du Poker. Il m'est malheureusement impossible d'en dire plus sans trop dévoiler le livre...
On enchaine avec des tableaux récapitulatifs des meilleures mains de départ à 10, 6, 3 et 2 joueurs. Les codes-couleur nous permettent de voir les dynamiques probabilistes à l'oeuvre en fonction du nombre de joueurs. C'est autrement plus parlant que de simplement lire des suites de chiffres arides et difficilement mémorisables.
A ce sujet, l'auteur mérite qu'on lui tire un premier coup de chapeau : les tableaux dans le livre sont nombreux et pratiquement tous calculés par ses soins. Ils sont parlants, informatifs et novateurs. Les tableaux d'ouvertures préflop sont particulièrement bien pensés car ils fonctionnent quel que soit le nombre de joueurs à la table. Ils sont bien sûr différenciés en fonction du type de jeu (serré, agressif, losse-raisonné) et de la profondeur de tapis (qui oblige à changer de type de jeu). Mais pas en fonction du nombre de joueurs, l'auteur préférant raisonner par position.
En Full-ring, on joue alternativement à toutes les positions, de 1 à 10. En Short Handed, il suffit de retirer les positions 7, 8, 9 et 10, sans avoir besoin de créer de tableau spécifique. C'est simple, mathématiquement valide, il suffisait d'y penser.
Vient ensuite un chapitre sur les dangers du limp, démonstrations mathématiques à l'appui. Où l'on apprend par exemple que l'alternative à la relance n'est pas de limper, mais de passer.
Puis un autre chapitre passionnant sur les mains prédisposées aux gros coups (cerain as assortis, certains connecteurs assortis, certaines paires) et sur celles qui, au contraire, le sont aux bad beats (certain as dissociés, certains broadways, également d'autres paires). Et on vous explique bien entendu le comment du pourquoi.
Cire, le coach d'entreprise
Les calculs d'équité et de gestion du risque avaient jusque là laissé la part belle à Evariste, le mathématicien, et à Jean-Pierre, le financier. Cire, lui, introduit dans la section 3 du livre une nouvelle dimension du Poker : l'approche psychologique du jeu.
Il nous parle avant tout de provoquer les erreurs adverses. Et pour cela, les techniques sont nombreuses : attendrissement, pacification, intoxication. Et en matière d'intoxication, on a droit à une foultitude de variantes : l'arnaque, la relance surjouée, la main fétiche, l'achat d'un ascendant, le changement de barème, le squeeze de position, la destruction d'image....
De l'aveu même de l'auteur, la plupart de ces technique sont risqées – ou coûteuses, ce qui au final revient au même. Mais rappelez vous que le gain maximum s'obtient par le risque maximum.
Cire aborde ensuite les caractéristiques très spéciales des fins de partie en cash game, notamment des toutes dernières minutes (mais pas seulement), et de la conduite à tenir suivant que l'on soit perdant ou gagnant à ce stade. A nouveau, plusiseurs techniques nous sont proposées, dont la fameuse « arnaque de la sous-traitance ». Non, vous n'en saurez pas plus, pas la peine d'insister.
Ce livre n'est pas destiné aux débutants
Il faut bien comprendre une chose, c'est que « Le poker, au-delà du hasard » n'est pas un mode d'emploi du Poker clé-en-main, écrit par un joueur professionnel, qui vous dit simplement que, dans telle situation, telle ligne vous fera gagner de l'argent. Qui vous explique juste son jeu, sans nécessairement appuyer son raisonnement sur une démonstration rigoureuse. Dans cette veine il en existe d'excellents, comme ceux de Phil Gordon ou de Dan Harrington par exemple. Mais le grand avantage de ce livre, c'est qu'il a été écrit par un théoricien du Poker, qui prend le soin de vous démontrer chacune de ses assertions. Quand on se contente de vous dire qu'un move a une expected value négative, vous imprimez à moitié. Lorsqu'on vous le DEMONTRE, vous vous le tenez pour dit. Alors, bien sûr, toutes ces démonstrations mathématiques ne le mettent pas à la portée d'un débutant au Poker. C'est un livre qui permet de réfléchir à son jeu, d'en éliminer beaucoup de scories. Mais avant de pouvoir réfléchir à son jeu, encore faut-il en avoir un.
Si par contre vous êtes un joueur avancé (ou moyen mais motivé), ne vous laissez pas rebuter par des formules comme celle de l'équation de la défense préflop contre une relance, que l'on trouve à la page à la page 365 :
(R+1,5-X)*G% - R*(1-G%)>-X.
Oui, je sais, c'est très laid.
Mais cette formule débouche en fin de chapitre sur un graphe qui vous donnera les chances de gain minimales nécessaires pour suivre en fonction de la relance adverse. Dans ce livre, toutes les démonstrations trouvent leur récompense en fin de chapitre, sous la forme de graphes ou de tableaux directement applicables à une table de Poker.
Suite du jeu préflop et premières critiques
Si j'ai choisi cet exemple de la défense préflop contre une relance adverse, c'est qu'elle est aussi la cible de critiques argumentées sur les forums online. Et notamment la défense des blinds : Alexis Breuve prétend que dans le Poker moderne, la défense des blinds est « loose raisonnée », c'est-à-dire pour le moins relâchée. Il prend bien soin de préciser que beaucoup de situation nécessitent de ne pas se contenter de compléter, juste parce qu'on a la cote, mais au contraire de passer ou de relancer : l'éventail probable des mains adverses (le fameux « Gap concept »), la position, la profondeur de tapis.
Mais cette partie est peut être traitée de façon trop sommaire par rapport à celle sur les cotes de défense. Pour beaucoup de joueurs, la position sera l'élément déterminant dans une problématique de défense. Beaucoup de mains, du fait du désavantage de la position, ne sont tout simplement pas jouables après le flop et ce, en dépit d'une cote apparemment favorable. Trop de risques de domination.
Je ne me risquerai pas à trancher dans ce débat. Mais autant vous avertir qu'aucun livre de Poker ne détiendra jamais la vérité ultime et que sa plus grande qualité doit être au contraire de vous amener à réfléchir par vous-même. Y compris, au besoin, de manière critique.
Le dernier chapitre du jeu préflop traite des ouvertures complexes. Après un ou plusieurs limpers. après une ou plusieurs relances ou sur-relances. Les bonnes cartes pour participer à un « family pot ». Les mains de limps, en fonction du nombre de limpers.
L'auteur classe même l'ensemble des cartes du tableau en 11 catégories, avec un code couleur plus ou moins « limp friendly ».
Notons toutefois qu'il n'aborde pas les ouvertures très complexes, du style limp-relance-call ou limp-limp-relance. Qui se présentent pourtant fréquemment en situation réelle.
On finit ce chapitre par un des petits bijoux du livre : le facteur alpha, qui permet de calculer le montant exact de sa relance, en fonction du nombre de limpers ayant précédé.
La technique classique revient à ajouter un blind par limper, mais ce type de calcul offre à l'adversaire une cote de pot plus avantageuse que celle d'une relance « à vide », si les limpers avaient passé. Elle n'est pas optimale, et Alexis Beuve se fend donc d'une jolie formule magique.
Le jeu post-flop
Les trois dernières sections du livre traitent du jeu post-flop.
On a pourtant l'impression au début du chapitre que Beuve n'arrive pas à lâcher son domaine de prédilection, puisqu'il nous gratifie d'un derniez zoom sur le jeu préflop, qui concerne les connecteurs assortis.
Mais il nous permet en fait une transition facile vers la texture du flop. Car les connecteurs sont des mains fragiles, qui ont besoin d'un flop favorable et qui nécessitent une bonne maîtrise des enchères au flop : continuation bet, probe bet, squeeze....
Le livre clôt le chapitre des connecteurs avec un comparatif statistique entre connecteurs, connecteurs à trou et connecteur dissociés. Et une petite digression sur le pouvoir fabuleux du 65 assortis qui est, rappelons le, la meilleure main de départ face à une paire d'as.
Il enchaine ensuite sur les propriétés tout aussi fabuleuses du turn, qui permet en gros de chasser les tirages de manière plus dissuasive et pour moins cher.
Vient alors la partie du livre qui aura peut-être fait couler le plus d'encre sur les forums :
La théorie des cotes revisitée.
Nous connaissons tous le problème principal du calcul des cotes. La cote du pot est temporaire tant que le tour d'enchères n'est pas terminé. Malheureusement, toute décision est définitive. Voilà pourquoi suivre la cote traditionnelle flop --> river est une erreur. Jusqu'à présent, beaucoup pensaient qu'il fallait prendre la cote flop--> turn puis la cote turn --> river. Mais cette approche n'est pas optimale non plus, est trop conservatrice car elle ne tient pas assez compte des cotes implicites.
Beuve propose donc un nouveau calcul de cotes, médian.
Mais ce calcul est, au goût de certains, trop déconnecté des profondeurs de tapis respectives des adversaires, centrales dans l'estimation des cotes implicites. L'auteur en parle, mais dans une autre partie, ce qui ne facilite pas une vision synthétique du problème.
Notons aussi que son exposé sur les mains prédisposées aux gros coups et aux bad beats aurait eu toute sa place dans la partie dédiée au calcul des cotes implicites par rapport aux profondeurs de tapis.
Peut-être dans une seconde édition à venir ?
Les cotes implicites sont donc traitées à part. On y aborde classiquement les facteurs qui influent sur leur estimation : l'image de l'adversaire, la notre, le type de tirage que l'on possède, le nombre de participants à la donne. Mais l'auteur nous parle aussi des moyens d'infuencer activement les cotes implicites. Et notamment d'une autre formule inédite, qui permet de calibrer ses mises dès le flop afin de se retrouver à tapis à la rivière.
Le livre se termine dans la foulée, avec un chapitre sur le jeu à la river relativement sommaire. Et aussi un glossaire, dont certaines définitions apparaîtront quelque peu approximatives aux puristes.
Conclusion
Au final, « le poker, au-delà du hasard » est un très bon investissement. Il ouvrira des pistes de réflexion originales et intelligentes à tout bon joueur de Poker, désireux de progresser. Ce dernier y trouvera forcément son miel, sans être pour autant obligé de dire amen à tout.
A déconseiller par contre aux joueurs débutants, qui pourront être désarçonnés par la masse d'informations disponibles. D'où le risque de mal digérer ces nouvelles connaissances, et de tout appliquer sans aucun recul. Alors même que beaucoup de concepts traités dans ce livre sont des concepts avancés, qui ne s'appliquent pas forcément aux plus basses limites.